Episode 6 : L'Ouverture : Entre Euphorie et Chaos
Le studio était prêt, les coachs aussi, les clients arrivaient — et on sentait qu’on tenait quelque chose.
De l'idée à la réalité
Mi-novembre 2019, après des mois de travaux intenses, nous avions enfin terminé le gros œuvre. C'était le début d'une nouvelle phase : transformer ce local en ruine en un studio de fitness qui allait redéfinir l'expérience du sport à Paris.
Le studio était conçu comme un appartement parisien : parquet au sol, moulures au plafond, lumière chaude. On voulait que les clients se sentent comme à la maison. Ce parti pris esthétique était à contre-courant des salles de sport traditionnelles, froides et impersonnelles. Nous voulions créer un lieu où l'on avait envie de passer du temps.
Tristan, qui est un ami d’enfance était à l’origine investisseur avait rejoint l'aventure comme directeur des opérations. Nous formions donc le binome qui allait mettre en place l’ensemble du studio avant le lancement.
L'installation : une épreuve physique
L'un des défis majeurs était l'installation des punching bags. Nous avions fait poser des poutres IPN auto-portantes pour y suspendre les sacs. Le processus était artisanal et épuisant : nous placions d'abord les sacs vides sur les poutres, puis nous les remplissions avec un tuyau qui partait du sous-sol.
Je me souviens de ces journées comme si c'était hier. L'un de nous se positionnait au sous-sol, prêt à ouvrir la vanne, tandis que l'autre tenait fermement le tuyau dans le sac. Celui qui tenait le tuyau criait à l’autre “Go”, l’autre répondait “OK” pour bien montrer que l’ordre avait été entendu. Il pouvait y avoir 20 secondes entre l’ouverture de la vanne et l’arrivée d’eau. Une fois que le sac était quasiment rempli, il fallait crier à l’autre de couper les vannes. À cause de la pression, l'eau explosait souvent dans tous les sens, et celui qui tenait le tuyau finissait invariablement trempé. Chaque sac contenait environ 90 litres d'eau, pesant près de 100 kg une fois rempli.
Puis venait la partie la plus physique : les ajustements. Certains sacs n'étaient pas bien positionnés et il fallait les déplacer. Nous les faisions coulisser sur notre dos le long des poutres IPN, chaque mouvement exigeant une force considérable. C'était un travail d'hercule qui n'apparaît dans aucun business plan.
Il y a eu cette nuit où nous avons dû dormir dans le studio, car nous n'avions pas l'argent pour payer la livraison express de la porte d'entrée. Sans porte, en plein hiver, nous nous sommes improvisés gardiens pour protéger notre investissement. Ces moments, aussi difficiles soient-ils, forgent l'ADN d'une entreprise. L’ensemble des gens qui travaillent avec nous, voient qu’on met la main à la pate. Personne ne peut nous reprocher de ne pas montrer l’exemple.
L'équipement arrivait au compte goute avec jour de nouveaux produits à mettre en place. Il a fallu déballer, ranger et organiser 32 stations avec trois paires d'haltères chacune – environ 7,5 kg en moyenne par haltère. C'est nous qui avons tout fait, des heures durant, à porter, ranger, nettoyer. On a vite découvert que le carrelage antidérapant que nous avions choisi pour la sécurité se salissait tellement vite qu'il nécessitait des produits de nettoyage industriels. Encore une leçon apprise sur le terrain.
La formation des coachs
En parallèle de l'aménagement physique, la formation des coachs avançait sous la direction de Justine. Notre équipe de choc – Dave, Reda, Hind et Tea – s'entraînait sans relâche pour maîtriser parfaitement le format des cours. Ils répétaient leurs séances dans le studio encore en construction, parfois au milieu des ouvriers et de la poussière.
Nous avions créé une structure précise pour chaque cours : le nombre de rounds, les types d'exercices, la progression, le rythme, le placement de la voix sur le micro, le build up de la tension dans le choix des playlists, etc. Mais à l'intérieur de ce cadre, chaque coach était encouragé à exprimer sa personnalité unique. C'était la philosophie de Punch : une expérience cohérente mais jamais standardisée.
Le système de réservation et l'accueil
Côté technologique, nous avions mis en place un système de réservation en ligne – élément crucial pour notre modèle "pay as you go" sans abonnement. L'interface permettait aux clients de choisir leur coach, leur créneau et même leur emplacement dans la salle. Ca permettait une expérience sans friction - le client était totalement autonome avec une expérience plutôt simple d’utilisation.
Pour l'accueil des clients, nous avions élaboré un processus simple : vérification du nom à l'entrée, explication rapide du fonctionnement pour les nouveaux venus, puis orientation vers les vestiaires. Nous voulions que tout soit fluide, sans temps mort ni confusion.
Les « Friends & Family » : la répétition générale
Cinq jours avant l'ouverture officielle, nous avons organisé nos sessions "Friends & Family". Nous avions invité environ 150 personnes – amis, famille, investisseurs, influenceurs – réparties sur cinq séances. C'était notre répétition générale.
Tristan et moi étions à l'accueil, nerveux mais excités. Justine supervisait les coachs. Chloé veillait à ce que l'expérience client soit impeccable, notant chaque détail à améliorer. Ces sessions ont été incroyablement précieuses. Elles nous ont permis d'identifier les frictions dans le parcours client et d'ajuster nos processus.
Mais l'effet le plus puissant a été marketing : presque tous les participants ont posté leur expérience sur Instagram, créant instantanément un buzz. Beaucoup ont acheté des crédits sur place, convaincus par l'expérience. Notre stratégie de bouche-à-oreille commençait à fonctionner avant même l'ouverture officielle.
Parallèlement, nous avions construit une liste d'emails pendant toute la durée des travaux via notre landing page. À l'approche de l'ouverture, nous avons activé cette base, annonçant l'ouverture imminente et les premiers créneaux disponibles.
Le choix de la date : une question de superstition
Nous avions initialement prévu d'ouvrir le 4 décembre 2019. Mais en faisant des recherches, j'ai découvert que c'était le jour de la mort du Cardinal de Richelieu. Ouvrir un studio rue de Richelieu le jour de la mort du Cardinal me semblait être un mauvais présage. Par superstition, nous avons avancé l'ouverture au 2 décembre – jour anniversaire de la bataille d'Austerlitz. Une victoire plutôt qu'une mort : le symbolisme était meilleur, et nous gagnions deux jours de business.
C’est déjà assez dur comme ça de lancer un business, si en plus en se porte malheur…
Le jour J : 2 décembre 2019
Le 2 décembre, j'étais debout à 5h du matin. Un mélange d'excitation et d'anxiété m'avait empêché de dormir. Aujourd'hui, après tant de mois de travail, Punch allait enfin accueillir ses premiers clients payants.
Notre stratégie marketing était simple mais calculée : nous n'avions ouvert qu'un seul cours par jour pour commencer. Cette rareté créait intentionnellement une demande supérieure à l'offre. Les créneaux se remplissaient rapidement, et nous ajoutions progressivement des plages horaires. C'était une façon de contrôler notre croissance tout en créant un sentiment d'urgence chez les clients potentiels.
Les coachs étaient extrêmement stressés lors de leurs premiers cours. Justine avait instauré un rituel qui allait devenir emblématique de notre culture : avant chaque 1er cours d’un coach qui entre pour la première fois dans la salle, elle l’emmenait dans la salle vide, lui faisait un discours de motivation, puis lui offrait un shot de vodka. Ce petit rituel d'avant-combat donnait le ton de ce qu'allait être Punch : intense, authentique, légèrement irrévérencieux.
Chloé et Justine participaient ensuite à la séance pour s'assurer que tout se déroulait parfaitement, pendant que Tristan et moi restions à l’accueil. Ce double niveau de contrôle nous permettait d'ajuster en temps réel si quelque chose n'allait pas.
La première crise
Le premier choc est survenu quand les 32 clients du premier cours sont tous arrivés pratiquement en même temps. Notre système d'accueil n'était pas dimensionné pour gérer ce flux simultané. On improvisait, on s'adaptait en temps réel.
Mais la seconde surprise fut plus agréable : la réaction des clients. Ils étaient enthousiastes, presque euphoriques. Beaucoup n'avaient jamais rien vu de tel à Paris. L'obscurité, la musique, l'énergie du coach, l'intensité de l'effort collectif – tout cela créait une expérience véritablement unique.
À la fin du cours, plusieurs clients ont immédiatement acheté de nouveaux crédits. Ce premier signal de validation était inestimable. Des inconnus qui paient pour votre produit, puis qui repaient immédiatement pour l'avoir à nouveau – c'est le premier miracle de l'entrepreneuriat.
(Littéralement le 1er ou 2ème cours)
L'ajustement continu
Les premières semaines ont été une période d'ajustement constant. Notre bar à jus, que nous pensions être un élément d'attrait supplémentaire, s'est rapidement révélé être un fiasco. Les clients venaient pour le cours, pas pour boire un smoothie. Nous avons rapidement revu notre stratégie sur ce point.
Nous avons également affiné nos processus d'accueil, réorganisé les vestiaires pour fluidifier la circulation, ajusté les playlists et le timing des cours. Chaque jour apportait son lot d'améliorations.
La fameuse voisine, celle qui m'avait menacé le jour de la signature du bail, est revenue à la charge comme prévu. Les plaintes sont devenues notre bruit de fond quotidien. Mais nous avions d'autres préoccupations : le taux de remplissage explosait et le chiffre d'affaires dépassait largement nos projections.
La discipline financière
Financièrement, nous étions d'une rigueur presque obsessionnelle. Chaque dépense était scrutée, chaque investissement pesé. Nous étions à peine payés, réinvestissant tout dans le business.
Nous refusions obstinément d'embaucher pour économiser, assumant nous-mêmes la charge croissante. Les journées commençaient à 7h et se terminaient rarement avant 22h. Puis rentrer chez soi pour finaliser la comptabilité, les inventaires, répondre aux mails... Le sommeil était devenu un luxe.
Cette discipline nous a permis de solidifier les bases financières dès les premiers mois, mais c'était aussi une erreur classique d'entrepreneur : confondre héroïsme et masochisme.
L'écho médiatique
La presse a rapidement suivi. GQ s’interrogeait si nous étions la “salle la plus cool de Paris” puis sont venus Télé Matin, Grazia, etc. Ces articles ont amplifié l'élan initial, créant un cercle vertueux d'attention médiatique.
Cette couverture n'était pas le fruit du hasard. Nous avions compris que notre concept – la boxe dans l'obscurité, un mix de sport et de show – était éminemment "racontable". Dans un marché saturé d'offres de fitness, nous offrions une histoire, une expérience dont les gens voulaient parler.
Les indicateurs clés
Le principal indicateur que nous suivions était le taux de répétition : combien de clients revenaient après un premier cours. Ce chiffre était notre boussole, plus important même que le chiffre d'affaires brut. Un client qui revient est un client qui devient ambassadeur.
Ce taux de repeat ou bien de rétention, comme on l'appelait, était exceptionnellement élevé. Les gens ne venaient pas juste par curiosité, ils revenaient parce qu'ils étaient conquis. Puis ils amenaient leurs amis, qui revenaient à leur tour. C'est ainsi que se construit une marque forte : par l'expérience et la recommandation, pas par la publicité.
La courbe ascendante
La dynamique n'a fait que s'accélérer. Chaque semaine, nous ajoutions des créneaux pour répondre à la demande croissante. Les cours se remplissaient en quelques heures. On sentait qu'on était au début de quelque chose de grand.
Les clients revenaient, la communauté se renforçait. Nous commencions à avoir des discussions sérieuses sur l'ouverture d'un deuxième studio. Les courbes financières pointaient toutes vers le haut. Nous avions enfin cette sensation unique que l'entrepreneur cherche désespérément : la confirmation que son intuition était juste.
Et puis, le dimanche 16 mars, nous avons eu une triste nouvelle.
Sur mon écran, la notification annonçait une allocution imminente du Président.
Ce soir-là, assis devant la télévision avec Chloé, nous avons entendu Emmanuel Macron prononcer les mots qui allaient tout changer : "Fermeture de tous les lieux recevant du public non indispensables à la vie du pays." et le fameux “nous sommes en guerre”.
En un instant, tout s'est arrêté. Le rêve, la dynamique, les projets. Comme si quelqu'un avait brutalement tiré le frein à main d'une voiture lancée à pleine vitesse. Mais à ce moment là, nous pensions que le confinement ne durerait que quelques jours. Nous étions loin d’imaginer ce qui allait nous arriver - on ne réouvrirait qu’en juin, pour refermer encore en septembre.
Le lendemain, nous fermions les portes de Punch.
Mais comment survivre quand votre business repose entièrement sur la présence physique ? Comment garder une équipe soudée quand on ne peut plus se voir ? Comment maintenir l'engagement d'une communauté naissante quand l'expérience qui la définit n'existe plus ?
C'est là que commença notre véritable bataille. Une bataille pour la survie, l'adaptation et la réinvention.
Mais ça, c'est une autre histoire…
💌 Cette newsletter vous a plu ?
Vous pouvez m’aider en la partageant à un ami ou un collègue :
👉 Cliquez ci-dessous pour partager cet épisode
Ou simplement transférez ce mail à quelqu’un qui pourrait aimer.
C’est comme ça que cette newsletter grandit – de lecteur en lecteur, sans pub, juste par bouche-à-oreille. Merci 🙏
Ce que j’ai appris :
🧱 1. Ouvrir un lieu physique, c’est faire de la maçonnerie autant que du marketing
Ce que ça veut dire :
On parle souvent de "lancer une marque", "développer un concept", "créer une expérience". Mais quand tu ouvres un lieu, tu passes tes journées à visser des crochets, remplir des sacs de 90 litres d’eau ou dormir dans le froid parce que t’as pas de porte.
Ce n’est pas glamour. Ce n’est pas scalable. Mais c’est ce qui donne du poids à chaque détail. À l’ouverture, chaque centimètre carré du studio racontait déjà une histoire. Celle de notre sueur.
👥 2. Tout le monde veut une culture forte, mais personne ne veut vivre l’inconfort que ça demande
Ce que ça veut dire :
Les rituels (comme le shot de vodka), les valeurs, l’esprit d’équipe… tout ça ne se décrète pas. Ça se construit en vivant des moments durs ensemble. À 7h du matin, les mains sales, en train de porter des haltères ou de nettoyer du carrelage.
Ce sont ces situations qui tissent la vraie loyauté. Pas les séminaires.
🚪 3. L’entrepreneuriat, c’est souvent dormir dans un studio sans porte
Ce que ça veut dire :
Ce n’est pas une métaphore. On l’a fait.
Et ce genre de moments te rappelle pourquoi tu fais ça. Parce que tu crois à fond. Parce que tu n’as pas le choix. Parce que tu veux construire quelque chose qui compte — assez pour sacrifier ton confort, ton sommeil, ton ego.
Et plus tard, quand tu regardes en arrière, c’est ce genre de nuits qui te rendent le plus fier.